

Bad Arolsen, les archives des destins perdus dans les camps nazis
L'Américaine Sula et l'Allemande Helen ignoraient tout de l'existence l'une de l'autre. Jusqu'à ce qu'à 60 ans passés elles découvrent qu'elles sont demi-sœurs, filles d'un même père, survivant des camps d'extermination nazis émigré aux Etats-Unis.
Sula Miller "nous avait contactés car elle recherchait des informations sur son père", Mendel Müller, Juif né dans l'empire austro-hongrois rescapé des camps d'Auschwitz-Birkenau (en Pologne occupée) et de Buchenwald (en Allemagne), raconte la directrice des Archives de Bad Arolsen, Floriane Azoulay.
Un dossier conservé des décennies dans l'institution et un travail d'enquête méthodique pour remonter le fil permettront de révéler l'histoire de son père et l'existence de sa demi-sœur Helen Schaller. "Grâce à nous, les deux femmes ont fait connaissance."
Des personnes de tous pays découvrent encore, 80 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le destin de leur famille détenue dans les camps de la mort du régime national-socialiste.
Un seul endroit au monde a gardé la trace des millions de personnes déportées et exterminées par les nazis : les archives de Bad Arolsen, petite ville du centre de l'Allemagne, où sur des kilomètres d'étagères sont conservés objets et documents.
Comme cette lettre de 1951 qui révèle que Mendel Müller est recherché par son épouse, rencontrée après-guerre en Allemagne et mère de sa fille Helen née en 1947. Son visa obtenu, celui-ci a émigré seul aux Etats-Unis. Il y refera sa vie avec une Autrichienne qui donnera naissance à Sula en 1960.
Quatre ans après les premières démarches, les enquêteurs de Bad Arolsen ont retrouvé Helen, les deux femmes se sont rencontrées l'année dernière. "Leur ressemblance physique sautait aux yeux, elles avaient chacune une vision différente de leur père, traumatisé par la déportation. Leur réunion les a aidées à faire la paix avec leur passé", dit Mme Azoulay.
- Montres, bagues, portefeuilles -
Avec 30 millions de documents sur près de 17,5 millions de personnes, conservés dans des casiers ou des boîtes, les "Arolsen Archives" disposent du plus important fonds sur les victimes du national-socialisme, désormais numérisé à 90%.
Rien qu'en provenance des camps de Dachau et Neuengamme (près de Hambourg) "nous avons encore 2.000 enveloppes contenant notamment des montres, des bagues, des portefeuilles avec des photos", énumère la directrice française de l'institution.
Créées sous l'impulsion des Alliés début 1946, ces archives, initialement baptisées International Tracing Service, avaient pour vocation de retrouver les disparus victimes des nazis - Juifs, Roms, homosexuels, opposants politiques, enfants de type aryen enlevés pour le programme Lebensborn - et de réunir les membres de famille dispersés.
Située au centre des quatre zones d'occupation de l'Allemagne (française, américaine, britannique et soviétique), Bad Arolsen, épargnée par les bombardements et au réseau téléphonique intact, était considérée comme le lieu idéal.
Plusieurs centaines de personnes, militaires alliés, civils, survivants participent alors aux recherches.
Au fil des années, les déplacés quittent pour la plupart l'Allemagne, remplacés dans les années 1950 par des Allemands... dont certains avaient appartenu aux SS et au parti nazi.
Près de 80 ans plus tard, l'organisation pensée pour l'immédiat après-guerre est toujours là, financée par le ministère allemand des Affaires étrangères.
Environ 200 salariés, assistés d'une cinquantaine de volontaires à travers le monde, y recherchent toujours activement les descendants des victimes dont sont conservés les effets personnels.
Malgré les années qui passent et les témoins qui disparaissent, les archives restent incroyablement sollicitées: "Environ 20.000 personnes par an", du monde entier, indique Mme Azoulay. Souvent la deuxième ou troisième génération.
C'est le cas de l'Allemand Abraham Ben, né de parents juifs polonais dans un camp de déplacés à Bamberg, dans le sud de l'Allemagne.
- "Retrouver des cousins" -
A bientôt 80 ans, il espère encore faire la lumière sur le destin de sa famille paternelle que son père n'a plus revue après sa fuite du ghetto de Varsovie. "La probabilité qu'ils aient péri dans les camps est grande", dit-il.
Rescapé de l'Holocauste, son père "n'en parlait jamais et, dit-il, nous ne lui avons jamais rien demandé. Nous sentions que cela lui faisait mal".
Dans le centre de réfugiés juifs où Abraham Ben est né, presque personne n'avait de grands-parents car les personnes âgées avaient été les premières à disparaitre dans les camps.
"A l'âge de dix ans, j'ai pris conscience que les autres enfants avaient des grands-parents car j'ai été scolarisé à l'école allemande et mes camarades de classe décrivaient au maître les cadeaux qu'ils leur avaient offert à Noël", se souvient ce retraité jovial.
Abraham Ben voudrait retrouver "des cousins qui auraient survécu" parmi les enfants des cinq frères et sœurs de son père.
C'est avec cet espoir qu'il a demandé l'aide des archivistes de Bad Arolsen, où l'AFP l'a rencontré.
Le fonds s'est constitué sur la base des documents de l'administration nazie: mandats d'arrêts de la Gestapo, listes de transport, registres des camps... Tous établis avec un souci du détail qui peut surprendre au regard du peu de chances de survie des personnes arrêtées.
Sur les cartes d'entrée des détenus du camp de concentration de Buchenwald étaient ainsi notés la taille, la couleur des yeux et des cheveux, la forme du visage, du nez, de la bouche, s'ils sont mariés ou pas, s'ils ont des enfants, la langue parlée, leur religion, leur nom, date de naissance, numéro de déporté.
- Alphabet phonétique -
Dès la création des archives, les noms des victimes ont été classés selon un alphabet phonétique destiné à faciliter les recherches. Car le même nom peut s'écrire différemment selon le pays d'origine, sans compter les fautes au moment de l'enregistrement.
"Il y a par exemple plus de 800 façons d'écrire +Abrahamovicz+", explique l'Allemande Nicole Dominicus, responsable de l'administration des archives.
Les Archives Arolsen se sont ensuite enrichies des dossiers établis par les Alliés quand ils ont recueilli les victimes, ainsi que de la correspondance entre la Croix-Rouge et l'administration nazie.
Dans chaque dossier de victime sont également conservés tous les échanges écrits à son sujet: on peut ainsi lire la lettre d'une mère rescapée du camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau adressée en 1948 au Service international de recherches pour retrouver sa fille dont elle avait été séparée dans le camp.
Des bénévoles dans chaque pays, telle Manuela Golc en Pologne, se transforment en détectives généalogistes, fouillant les registres, contactant les mairies, les cimetières pour retrouver les traces des descendants.
Récemment, Mme Golc a remis les boucles d'oreille et la montre d'une Polonaise déportée en 1944 après l'insurrection de Varsovie à sa fille de 93 ans. "Elle m'a dit que c'était le plus beau jour de sa vie", raconte-t-elle les larmes aux yeux.
L'Allemand Achim Werner, 58 ans, a été contacté par les archives de Bad Arolsen pour lui remettre l'alliance de son grand-père qui lui avait été retirée à son arrivée au camp de concentration de Dachau. "Cela a été un choc", raconte-t-il à l'AFP au moment où on lui remet l'anneau.
Plusieurs fois, il avait visité Dachau "avec l'école, puis en tant que syndicaliste" sans savoir que son grand-père y avait été détenu. "Nous savions qu'il avait été emprisonné en 1940 mais après rien." Sa mère et sa grand-mère n'ont plus eu de contact avec lui après-guerre.
Les fichiers de Bad Arolsen n'ont pas levé tous les mystères sur l'histoire de Wilhelm Hochrein dont le petit-fils ignore les raisons précises de l'emprisonnement. Mais il compte préserver sa mémoire.
Il a remis son alliance à sa fille. "Elle la portera en pendentif et la transmettra ensuite à ses enfants."
Z.Johani--al-Hayat